Biche

Ma première rencontre avec Biche — son surnom hérité de son enfance et auquel elle tient par-dessus tout — eut lieu en février 2021 entre deux confinements Covid. Une fois n’est pas coutume, je suis sollicité par le psychologue intervenant à la maison de retraite où réside Biche. Cette dernière est alors âgée de 92 ans et elle conserve, malgré son grand âge, une mémoire intacte. La décision de me confier l’écriture de la biographie de Biche a été prise en accord avec les neveux de la narratrice, car Biche est veuve et sans descendance. Les neveux de Biche souhaitent que leur parente, dernière représentante d’une génération dont le souvenir disparaîtra avec elle, transmette l’histoire de sa famille élargie.

Dès notre premier entretien, Biche se montre volubile, elle ne se lasse pas de raconter les parcours de vie de ses grands-parents, de ses parents et de ses sœurs décédées une décennie plus tôt. Son récit commence par une histoire d’amour contrarié entre une jeune fille originaire du Nord, une région durement éprouvée pendant la Grande Guerre, et un jeune homme né en Lorraine, mais du mauvais côté de la frontière redessinée par les Allemands à l’issue de la défaite de 1871. Le père de Biche épousera finalement sa belle, mais devra avant cela endosser l’uniforme de la gendarmerie en signe d’attachement à la France. Biche voit le jour en 1929, elle a 10 ans lorsque la Seconde Guerre mondiale est déclarée. Elle se souvient, sans marquer la moindre hésitation, du nom de l’homme qui prendra tous les risques pour faire passer sa mère, ses sœurs et elle en zone libre. Après recherche, le passeur s’avère être un grand résistant. Biche retrace l’itinéraire de sa famille dans le sud de la France. Je trouve dans les journaux de l’époque de précieux compléments d’information sur les rôles joués par le père et l’oncle de Biche dans l’Aide aux réfugiés. L’infatigable vieille dame se souvient des exactions de l’armée allemande dans la Drôme, tout comme des procès expéditifs organisés à la Libération.

Adolescente, elle grandit en Lorraine entre sa mère, quelque peu autoritaire, et son père qui la gâte. Après son mariage avec Jean, elle donnera naissance à un garçon que la maladie emportera de manière soudaine à l’âge de 6 ans. En 2019, Biche et son mari sont accueillis en maison de retraite, huit jours plus tard, Jean décède. Alors que Biche tente de reprendre le fil de sa vie, désormais solitaire, surviennent l’épidémie de Covid et les périodes de confinement. Ses neveux prennent régulièrement des nouvelles de leur tante pour rompre son isolement. L’un d’eux prend l’initiative de rédiger un journal du confinement, un témoignage fort sur le désarroi des personnes âgées contraintes de vivre recluses dans leur chambre ou de se tenir à bonne distance des autres membres de leur communauté. Le journal du confinement sera, en partie, intégré à la biographie de Biche.

Biche s’en est allée en août dernier.