Janvier 2003, la neige tombée en abondance encombre les routes et entrave les déplacements. Ce matin, Christelle Gentner n’ira pas sur le marché à la rencontre de ses clients. Elle peste contre la météo ; la voilà bloquée chez ses parents le temps que la situation s’améliore. C’est sans doute une affaire de quelques jours, mais déjà elle s’ennuie ferme. Christelle est âgée d’une vingtaine d’années et l’inactivité lui pèse. Elle ressasse, puis une idée s’impose à elle comme une évidence : elle tient là l’occasion rêvée de mener à bien ce projet qu’elle mûrit depuis si longtemps. Elle attrape le téléphone et appelle son grand-père paternel. Le vieil homme décroche.Pépé, lui dit-elle en dialecte alsacien, tu vas me raconter la guerre !
- Oui, mais quand ?
- Tout de suite, si tu es disponible !
- Oui, pourquoi pas !
- C’est bon ! Je prends mon magnétophone et j’arrive.
Quelques instants plus tard, bravant la froidure de l’hiver, Christelle retrouve son aïeul qui habite à proximité. Sans plus attendre, elle pose son mini K7 sur la table face à son grand-père et presse la touche d’enregistrement. Un long silence s’installe. Le vieil homme, d’habitude si volubile, reste muet comme interloqué. Christelle est allée un peu vite en besogne : son grand-père n’est pas prêt ! Evoquer la seconde guerre mondiale à la fin d’un repas de famille animé et chaleureux est une chose, mais s’exprimer, seul, face à un magnétophone qui déroule et enroule impassiblement une bande magnétique, en est une autre. Puis, petit à petit, Antoine Gentner commence à parler. Il revit son embrigadement dans l’armée allemande, le départ pour le front russe, les tranchées, les combats, les camarades qui tombent, l’inexorable avancée de l’Armée Rouge, l’eau glacée des rivières que l’on traverse la peur au ventre, la faim qui tenaille et le froid qui épuise, la vermine, les blessures, un hôpital de campagne et une fuite éperdue à cheval, puis enfin la Libération et le retour à la maison.
Christelle a réalisé l’essentiel de son projet : recueillir le témoignage unique de son aïeul sur une époque révolue ! La jeune femme a une plus grande ambition ; elle veut que les aventures de son grand-père deviennent un livre, mais avant de concrétiser son projet, elle va, tout d’abord, traduire en français le récit du vieil homme et le transcrire.
Au fur et à mesure qu’elle écoute et réécoute les histoires de guerre de son grand-père, Christelle ressent comme un manque, le besoin d’en savoir plus sur la vie de son aïeul ; elle veut en connaître tous les tenants et tous les aboutissants ! Aussi, dès qu’elle en a l’occasion, elle écoute (et enregistre) son grand-père lui raconter son enfance, l’après-guerre, son mariage, l’arrivée des enfants puis celle des petits-enfants, la vieillesse, la perte de l’être aimé.
La transcription des mémoires de son grand-père se termine, Christelle lit et relit son manuscrit à intervalles réguliers. Elle est heureuse ; elle n’a pas reculé devant la lourde tâche qu’elle s’était assignée ; cependant, elle n’est pas entièrement satisfaite de la qualité de son texte et doute qu’il puisse être publié en l’état ! Faute de solution, les mémoires d’Antoine Gentner dormiront au fond d’un tiroir pendant une dizaine d’années.
En 2016, Christelle m’a demandé de reprendre son texte afin de le structurer et de lui apporter un souffle et une unité de ton. En tant que biographe, mon travail a consisté à réécrire et à mettre en forme une grande part du texte initial, à créer les liaisons entre les différents épisodes de la vie d’Antoine Gentner et à replacer ses récits de guerre dans leur contexte historique.
Le livre voulu par Christelle a enfin vu le jour. Tiré à une cinquantaine d’exemplaires, « Ma Génération », a été remis en priorité aux enfants et petits-enfants d’Antoine Gentner afin que chacun d’entre eux détienne une part de l’histoire de leur père et grand-père, un homme ordinaire, témoin et acteur d’événements extraordinaires.
Un exemplaire de « Ma Génération » trône en bonne place dans la maison d’Antoine Gentner et le vieil homme n’est pas peu fier de montrer son livre à tous ceux qui lui font le plaisir d’une visite. Aujourd’hui âgé de 94 ans et dernier représentant de sa génération, Antoine Gentner porte à lui seul la mémoire d’Altenheim, son village natal, et le souvenir de ses amis, voisins et condisciples disparus trop tôt.